Homélie 27ème dimanche du temps ordinaire 2019
festival Via Aeterna - 6 octobre 2019
De simples serviteurs qui ne font fait que leur devoir...
« Nous sommes de simples serviteurs, nous n’avons fait que notre devoir ». Voilà une parole de l’évangile difficile à entendre aujourd’hui. Dans notre époque de fragilités existentielles, où nous sommes si souvent en mal de reconnaissance, la parole de Jésus dérange. Le désir d’être gratifié, de recevoir une juste reconnaissance dans le regard et l’appréciation des autres, n’est-il pas légitime et nécessaire ?
C’est là aussi le lot des artistes et des musiciens. Beaucoup d’entre eux sont sensibles à la reconnaissance du public. Ils quêtent l’approbation des critiques. C’est que la musique exige tellement de labeur quotidien, dévore tellement d’énergie, réclame tant d’efforts et de sacrifices, jusqu’à manger quelquefois toute une vie, qu’il paraît très dur et douloureux de ne recevoir en retour aucune reconnaissance ou récompense. Plus nous travaillons et plus il nous parait normal d’avoir droit à l’estime des autres.
« Nous sommes de simples serviteurs, nous n’avons fait que notre devoir » : décidément, cette parole de Jésus parait bien ingrate et difficile à entendre.
Pourtant, frères et sœurs, la vie artistique ne peut s’enfermer toute entière dans la logique du donner et du rendu. Elle ne peut se suffire d’un travail qui attendrait sa récompense. Car il y a dans l’ouvrage d’un artiste ou d’un musicien une toute autre dimension que l’évangile de ce jour vient éclairer et rejoindre.
« Nous sommes de simples serviteurs, nous n’avons fait que notre devoir ».
Même si un artiste, totalement donné à son art, a conscience de tous les sacrifices que celui-ci exige de lui, ce qui fait qu’il est en droit de recevoir une juste reconnaissance, il sait bien aussi pourtant qu’il y a dans son œuvre quelque chose qui le dépasse et qui ne vient pas vraiment de lui.
C’est que si l’artiste est un artisan qui témoigne d’une grande quantité de travail, il n’est aussi qu’un homme qui répond à un don qu’il a reçu en lui mystérieusement et gratuitement. Au fond, s’il est bien l’auteur de son art, il n’en est pas le tout premier acteur. Comme si un Autre en lui, un Autre avant lui, avait semé en lui une inspiration, une capacité créatrice, un irrésistible appel à donner la vie dans la beauté.
Dans ce sens, frères et sœurs, la vie de l’artiste rejoint la Parole de Jésus dans l’évangile. « Nous sommes de simples serviteurs, nous n’avons fait que notre devoir ». Car il n’est qu’un simple serviteur celui qui veut laisser s’exprimer en lui et par lui ce qui s’impose d’un Autre en lui. Et cela est peut-être le travail le plus difficile qu’il ait à faire. Le véritable artiste ne fait que son devoir de répondre à l’appel de l’Autre en Lui. Cet humble constat vient corriger en lui la tentation de l’ego inhérente à toute entreprise créatrice. Il l’éloigne de l’illusion de sa toute puissance et le replace dans l’élan de la gratitude.
Ainsi donc, frères et sœurs, si alors, de fait, nous avons pu arracher des arbres à leur terre pour les planter dans la mer, si nous avons pu réaliser des œuvres surprenantes et magnifiques, ce n’est pas tant et d’abord par notre énergie et notre puissance personnelles, par notre génie et nos talents que nous l’avons accompli, c’est, nous dit l’évangile, humblement, grâce à la foi, aussi petite soit-elle.
Si donc la musique nous touche et nous transporte, si elle nous déplace profondément et nous emmène ailleurs, tels des arbres qui se déplacent de la terre à la mer, c’est bien sûr grâce au talent et à l’immense travail de nos frères et sœurs musiciens, travail trop souvent méconnu et pour lequel nous leur exprimons notre reconnaissance. Mais encore, si leur musique nous soulève, c’est grâce aussi, plus fondamentalement, à la foi en leur art, à la foi en l’inspiration qu’ils ont reçue de Dieu en eux et dont ils ne sont, en vérité, que de simples serviteurs. Et plus, j’ose le penser, un artiste repose son ouvrage sur la confiance dans ce don de Dieu en lui, plus son travail donne à son art de s’épanouir. Plus il se décentre de lui-même et se reçoit d’un autre, plus il accomplit sa vocation. L’art sacré, parmi tous les arts, est celui qui manifeste le plus ce mystère d’alliance entre Dieu et l’homme.
Frères et sœurs, la vie artistique éclairée par l’Evangile devient ainsi pour nous ce matin une parabole de la vie spirituelle.
L’apôtre saint Paul, dans le passage de la seconde lettre à Timothée que nous avons médité en seconde lecture, nous aide à poursuivre. « Bien-aimé, je te le rappelle, ravive le don gratuit de Dieu ce don qui est en toi depuis que je t’ai imposé les mains ».
Saint Paul invite son disciple Timothée à s’en remettre au don gratuit de Dieu en lui. Il lui rappelle le geste de l’imposition des mains par lequel dans l’Eglise, depuis ses origines et à la suite de Jésus, les baptisés reçoivent le don de l’Esprit Saint. Le témoignage de la vie chrétienne se présente au disciple comme une docilité à ce que Dieu par l’Esprit Saint inspire en Lui. Par l’Esprit Saint, le disciple-témoin donne vie au don reçu de Dieu en lui.
Frères et sœurs, le témoignage de la vie chrétienne ressemble alors à l’ouvrage de l’artiste. Disciples de Jésus, nous sommes appelés à travailler notre vie pour en faire une œuvre d’art qui parle de Dieu. Cela demande souvent beaucoup de courage et de persévérance. Il nous faut sans cesse avancer, malgré les doutes et les peurs. Avancer à contre-courant parfois de nos désirs les plus spontanés ou des aspirations du monde. Contre vents et marées, témoigner du caractère sacré de la dignité de la personne humaine en Jésus qui se vérifie dans l’infini et précieux respect que l’on porte aux plus vulnérables et aux tout petits, à tout être humain, de son premier à son dernier jour, trop souvent malmené aujourd’hui.
Mais, tout cela, nous ne pouvons le vivre vraiment que dans la docilité à l’Esprit Saint. « Garde le dépôt de la foi dans toute sa beauté, avec l’aide de l’Esprit Saint qui habite en nous. » exhorte encore saint Paul. Seul, le don de l’Esprit Saint en nous peut nous aider à devenir les uns et les autres des œuvres d’art de l’Evangile à la suite de Jésus. Seul l’Esprit Saint nous rend capables de servir avec le Christ, sans prétention ni vaine gloire, le bien, le beau et la vérité de l’être humain et de la Création dans l’espérance de Dieu.
Vivre cela nous oblige à nous interroger sans cesse dans l’Esprit Saint sur notre fidélité à l’Evangile. L’oreille attentive à la soif spirituelle de notre temps, nous cherchons avec nos frères et sœurs de l’Eglise à discerner les mots et les gestes concrets qui peuvent dire le grand amour de Dieu pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Nous ne ménageons pas nos peines pour porter l’Evangile au monde, à l’image des moines qui ont désiré et bâti la merveille du Mont Saint Michel.
Frères et sœurs, c’est dans le sillage des premiers moines, qu’avec les fraternités monastiques de Jérusalem, les responsables du sanctuaire, et tous les pèlerins, l’histoire millénaire d’accueil, de rencontres fraternelles, de prières et de liturgies, se poursuit au Mont saint Michel comme un hymne à la beauté de Dieu et de sa création. Nous en rendons grâce ce matin dans cette Eucharistie et nous demandons au Seigneur, de vivre le témoignage de l’évangile au milieu des hommes, humblement, comme « de simples serviteurs qui ne font fait que leur devoir ». Amen.