Homélie samedi 3 octobre 2020 - profession perpétuelle de soeur Claire-Marie

Dans l’évangile de ce jour, les 72 disciples de Jésus reviennent tout joyeux de leur premier stage missionnaire. Ils s’émerveillent devant le pouvoir qu’ils ont reçu : « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom ! ». Jésus leur confirme ce pouvoir : « Je vous ai donné le pouvoir d’écraser serpents et scorpions ». Comment ne pas se réjouir devant cette capacité nouvelle donnée aux hommes de résister et de combattre le mal dans la foi en Jésus. Aujourd’hui encore, nous partageons l’émerveillement de ces premiers disciples quand nous voyons des hommes et des femmes délivrés de leurs anciens esclavages, libérés de pratiques malfaisantes, grâce à la puissance miséricordieuse du Christ qui se manifeste dans l’Église.

Cependant, dans le récit de Luc, Jésus apporte un correctif à la joie des disciples. Il leur dit : « Toutefois, ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. ». Ainsi, pour le Christ, ses disciples ne doivent pas d’abord se réjouir à cause du pouvoir qu’ils ont reçu de Lui, mais à cause de leurs noms qui sont inscrits dans les cieux, c’est à dire à cause de leurs vocations à être reçus dans la vie éternelle du Royaume du Père.

Chère Sœur Claire-Marie, je me dis qu’il y a dans ce passage de l’évangile que nous recevons dans la liturgie de l’Église de ce jour, une source de méditation sur l’événement que nous célébrons ce matin dans cette abbatiale, votre profession perpétuelle au sein des Fraternités monastiques de Jérusalem.

L’Évangile nous rappelle donc : ce n’est pas tant le pouvoir que les disciples de Jésus ont reçu du Seigneur qui doit les réjouir, mais l’inscription de leurs noms dans le Ciel de Dieu. Cette simple remarque de Jésus aux 72 disciples ouvre nos esprits à la compréhension de la vie religieuse contemplative.

Le Christ demande donc à ses disciples de ne pas d’abord se réjouir du pouvoir qu’ils ont reçu de Lui. La vie religieuse s’inscrit, je le crois, dans cette contestation du pouvoir. A l’homme du pouvoir, la vie religieuse oppose un autre visage. Elle annonce un visage d’homme qui n’est pas orienté par le désir de puissance, quelle que soit la forme que peut prendre cette puissance, mais par le désir de servir. Plus encore, la vie religieuse, en choisissant d’incarner l’Évangile dans une vie de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, témoigne de ce que la puissance de l’Amour qu’est Dieu se révèle d’une manière remarquable dans l’être humain quand celui-ci abandonne ses quêtes de richesse, de captation de l’autre et d’autonomie absolue.

L’actualité de notre monde nous le montre chaque jour. Tout accès au pouvoir risque de se confondre très vite avec une revendication de richesses, de dominations sur les autres et de centrement sur soi. Très vite alors, le pouvoir, même légitime, y compris le plus spirituel, peut dramatiquement dévier hors de sa finalité essentielle qu’est le service de l’autre pour se replier dans l’intérêt premier du moi. Trop se réjouir d’un pouvoir reçu, c’est déjà, semble dire Jésus à ses disciples, glisser dans la tentation de s’attacher au pouvoir pour le pouvoir.

Or, nous dit l’évangile, ce ne sont pas les sages ou les savants, mais les pauvres et les petits qui, désencombrés de leur ego, font le meilleur accueil à l’Évangile. Ce sont eux qui entraînent la magnifique action de grâce de Jésus à son Père : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits ».

Chère Sœur Claire-Marie, en engageant aujourd’hui toute votre vie dans les voies de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance, comme ces petits de l’Évangile, vous livrez avec confiance votre existence à l’Amour du Christ. Vous vous engagez à renoncer radicalement au pouvoir et ses risques de mirages dans la course aux richesses, aux dominations et à la liberté de soi, pour mieux accueillir avec vos sœurs la grâce du don de Jésus dans la contemplation de son Amour.

 « Ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. » La parole de Jésus aux 72 disciples les appelle donc à se méfier de l’autosatisfaction dans le pouvoir. Et elle les invite à se réjouir de voir leurs noms inscrits dans le ciel de Dieu.

Jésus ici appelle ses disciples à puiser leur joie avant tout dans l’espérance eschatologique. Il les invite à trouver la véritable joie dans la promesse du ciel. Cette exhortation, je crois, consonne bien, elle aussi, avec la vie religieuse.

Car, frères et sœurs, qu’est-ce qui peut justifier qu’on abandonne ici-bas ce que le monde considère comme les joies les plus certaines, la richesse, la relation conjugale et la liberté, si ce n’est parce que l’on sait qu’une autre source de joie est possible, qui plus est, promise pour l’éternité. La vie religieuse n’est pas un refus de la joie. Elle ne se résume pas tristement, comme l’imaginent certains, dans un sacrifice permanent. Si elle appelle, c’est vrai, à quitter certaines joies, c’est pour en gagner une autre.

Car la vie religieuse ne prend pas son essor dans la joie du monde, mais dans la joie du ciel. C’est à partir de celle-ci, et non de l’autre, qu’elle construit des existences d’hommes et de femmes ici-bas portées par la foi en la victoire de l’amour sur le mal et la mort. Voici donc des hommes et des femmes, religieux, religieuses et consacrées, qui misent tout sur la puissance d’amour de Dieu qu’ils contemplent dans la prière et qu’ils mettent à l’œuvre dans leurs vies communautaires, dans leurs activités et les rencontres du monde. Voici des hommes et des femmes qui ne sont pas en dehors du monde, comme s’ils étaient détachés de la condition humaine et à l’abri du péché, mais qui sont traversés par l’espérance de la joie éternelle de Dieu, cette joie qui déjà fait signe quand des êtres humains s’abandonnent à l’Évangile et se consacrent au souffle de l’Esprit.

Chers frères et sœurs des communautés monastiques de Jérusalem, ce témoignage de l’espérance du ciel qui commence ici-bas, je le reçois dans votre présence rayonnante sur le Mont saint Michel. Votre simple existence contemplative n’est-elle pas en elle-même une interpellation vigoureuse et prophétique pour tous ceux et celles qui, aujourd’hui, peuvent se laisser griser par le pouvoir quel qu’il soit et perdre la joie promise aux tout petits ?

Chère Sœur Claire-Marie, c’est dans cette voie exigeante et passionnante à la fois, décapante et surabondante de vie, que le Seigneur vous a appelée. Soyez sans crainte. Soyez dans la joie. Toutes les Fraternités, toute l’Église diocésaine de Coutances et Avranches avec elles, vous soutiennent de leurs prières et de leur amitié. Et elles vous disent aujourd’hui simplement merci d’oser ainsi prendre le chemin des petits sur la route de l’Évangile qui mène à la joie promise.  

Frères et sœurs, « ne vous réjouissez donc pas parce que les esprits vous sont soumis ; réjouissez-vous parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. ».

Amen.